Renforcer les Banques Multilatérales de Développement

Publié le: 14/09/22

Par: Martin Kessler, 

Comment les Banques Multilatérales de Développement (BMD) peuvent-elles maximiser l'impact de leurs ressources financières ?

Le rôle des BMD dans la réalisation des Objectifs du Développement Durable (ODD) n'a cessé de croître au fil des ans, atteignant 800 milliards de dollars de prêts dans les pays en développement. Les crises qui se superposent aujourd'hui les rendent encore plus nécessaires, mais la manière exacte dont leurs ressources doivent être mobilisées ne manque pas de susciter des débats passionnés. Dans les années 2010, les BMD ont été considérées comme un moyen de mobiliser le financement privé vers des projets de développement, en mettant l'accent sur le "dérisquage" des investissements et l'alignement du financement privé sur des principes durables. Si certaines expériences ont pu fonctionner avec succès, nous sommes encore loin d'être passés "des milliards à des milliers de milliards" selon l'ambition affichée à Addis Ababa en 2015.

Une autre approche semble se dessiner : le mois dernier, en dépit de plusieurs rebondissements [en], la présidence indonésienne du G20 a publié une étude indépendante [en] sur les cadres d'adéquation des fonds propres (CAF) des BMD. Le rapport fournit des recommandations sur la manière de renforcer l'effet de levier des BMD tout en conservant leur notation triple A, et donc leur capacité à emprunter à des taux d'intérêt bas sur les marchés mondiaux. Rédigé par un groupe d'experts, dont plusieurs anciens cadres de BMD, le rapport suggère une nouvelle approche radicale : augmenter la capacité de prêt des BMD de "plusieurs centaines de milliards de dollars" à long terme, avec une date de début de mise en œuvre suggérée dans les 12 à 24 mois à venir.

L'objectif de ce billet de blog est de présenter le contexte des BMD et la manière dont leur rôle a évolué. Voici quelques points clés :

  • Dans l'environnement de l'après-crise financière mondiale, les BMD ont pu développer leur rôle, quand bien même les autres sources de financement croissaient rapidement. Leur rôle est devenu encore plus évident dans la crise actuelle et les propositions visant à améliorer le cadre d'adéquation des fonds propres constituent une avancée importante. Le risque perçu est que les actionnaires puissent considérer cette optimisation comme un substitut à des ressources supplémentaires. Cette crainte devrait être atténuée par un engagement fort des pays actionnaires.
  • Un point implicite important du rapport du CAF est qu'il propose une approche différente de la mobilisation des financements privés par rapport à celle qui dominait jusqu'à présent. L'approche dite de la "cascade" ou du "financement mixte" ("blended finance") n'a pas répondu aux attentes initiales, et la mobilisation du financement privé par le biais des bilans des BMD pourrait être beaucoup plus puissante quantitativement.
  • Le rapport est assez explicite sur la manière de mettre en  œuvre ses recommandations, basée sur les expériences existantes. Sur certains aspects, cependant, il reste timide. En particulier, une réflexion plus approfondie est nécessaire en ce qui concerne l'approche de la réglementation de la liquidité des banques de développement.
  • Enfin, il ne faut pas croire que l'adoption de ces recommandations n'impliquerait que des changements au niveau de quelques unités de gestion des risques isolées et chez les agences de notation. Un effet de levier plus important nécessiterait très certainement un changement significatif dans le type de projets dans lesquels les BMD investissent ainsi que dans le type de pays avec lesquels ils travaillent.

LA RÉVISION DES CADRES D'ADÉQUATION DES FONDS PROPRES NE DOIT PAS SE FAIRE AU PRIX D'UNE BAISSE DES INVESTISSEMENTS DANS LES BANQUES MULTILATÉRALES DE DÉVELOPPEMENT

Le rôle des banques multilatérales de développement a considérablement évolué au cours des 20 dernières années. Les 13 plus grandes BMD disposent d'environ 800 milliards de dollars d'actifs de développement agrégés dans les pays en développement[1]. Sur ces 800 milliards de dollars, environ 700 milliards de dollars sont prêtés aux gouvernements, et le reste au secteur privé. Augmenter les bilans globaux des BMD de "plusieurs centaines de milliards de dollars" marquerait donc un changement majeur dans l'architecture mondiale du financement du développement.

Elle accélérerait une tendance existante : les prêts des BMD ont progressivement augmenté au cours de la dernière décennie, passant de 400 milliards de dollars en 2010 à 700 milliards de dollars en 2020[2], principalement concentrés dans les pays à revenu moyen, tranche inférieure (RMTI) (graphique 1).

En termes relatifs, l'importance des BMD en tant que part du financement reçue par les pays en développement a diminué : la montée en puissance de la Chine et des marchés obligataires a peut-être érodé leur rôle, mais cette observation s'applique surtout aux pays à revenu intermédiaire, tranche supérieure. En revanche, leur portefeuille de prêts aux PRMI n'a que légèrement diminué (de 35 % du total des emprunts en 2010 à environ 28 % en 2020), et est resté globalement stable pour les pays à faible revenu (PFR), à 40 % du total de leurs emprunts [3].

Que réserve l'avenir ? L'importance croissante des BMD a été rendue possible grâce à de multiples augmentations de capital, notamment à la Banque Asiatique de Développement en 2009 (de 200%), à la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) en 2018 (qui a plus que doublé ses fonds propres), à la Banque Africaine de Développement (BAD) en 2019 (de 125%), et à de multiples reconstitutions de l'Association Internationale de Développement (AID).

Le rapport de la CAF présente une nouvelle proposition pour continuer à accroître le rôle des BMD : outre l'injection de nouveaux capitaux, les BMD peuvent recourir davantage à l'effet de levier afin d'augmenter leur marge de manœuvre en matière de prêts. Toutefois, certains pourraient craindre qu'une telle stratégie ne vienne pas en complément du soutien des actionnaires, mais comme une alternative. En effet, il ne faut pas oublier que les augmentations de capital nécessitent des processus de négociation complexes et prolongés (la dernière augmentation générale de capital de la BIRD était, par exemple, liée à la manipulation des données du rapport Doing Business). L'optimisation du bilan pourrait-elle être un moyen pratique d'éviter, ou du moins de retarder, de nouvelles augmentations de capital ?

Cela ne devrait pas être le cas : les sources qui ont soutenu le financement du développement au cours des dernières décennies sont susceptibles de ralentir. L'initiative "Belt and Road" est en ralentissement, du moins en termes de volumes, et d'autres partenaires bilatéraux tels que les membres du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE réduisent ou maintiennent leur soutien, avec de possibles effets de déplacement dus à la guerre en Ukraine. Il est peu probable que les prêts du secteur privé retrouvent le niveau de la dernière décennie. Les BMD devraient fournir des financements à faible coût à leurs clients, et accélérer le rôle de leur bilan.

2. Y A-T-IL UN COMPROMIS à trouver ENTRE le financement mixte (blended finance) ET L'EFFET DE LEVIER ?

Le rapport de la CAF repose également sur une prémisse implicite, qui pourrait marquer un changement important dans la réflexion sur la mobilisation du financement privé pour le développement. Cette dernière est devenue le pivot de la stratégie de financement depuis le milieu des années 2010. Les stratégies de la "Cascade" ou de "Maximisation du Financement du Développement" (MFD) de la Banque Mondiale cherchaient à lever des financement privés en s'appuyant sur des ressources concessionnelles Cette approche n' pas eu les effets escomptés : les effets de levier sont faibles, souvent inférieurs à 1 (il existe des exceptions, comme les garanties conditionelles, qui tendent à avoir des effets de levier compris entre 1 et 3), tandis que la finance privée durable pour les pays en développement reste minuscule. Le financement mixte est également pro-cyclique : les financements privés mobilisés ont fortement chuté pendant la crise du COVID-19[4], alors que les financements des BMD ont atteint un pic.

Le financement privé des pays en développement, en particulier des pays à revenu faible et moyen inférieur, est coûteux, qu'il s'agisse de financement de projets ou de prêts aux gouvernements. Les BMD ont été remarquables en obtenant des taux beaucoup plus bas dont elles font bénéficier leurs clients. Emprunter par le biais d'obligations émises par les BMD permet de mobiliser des volumes plus importants, atteignant l'échelle que les projets de financement mixte ont eu du mal à atteindre. Notez que ces deux approches ne sont pas nécessairement contradictoires - elles s'adressent à différents types d'investisseurs. Toutefois, il faut tenir compte de certains compromis. L'augmentation de l'effet de levier n'implique pas nécessairement la perte de la précieuse notation AAA, mais elle peut augmenter, toutes choses égales par ailleurs, le coût des fonds pour les BMD. Pour compenser, les BMD devront améliorer la qualité de leurs actifs, et donc réduire la part des investissements plus risqués souvent associés au blending (provisions pour première perte, tranches mezzanine, etc.).

Ces compromis dépendront de la manière exacte dont l'expansion du bilan sera réalisée, mais un changement de stratégie et de priorités est très probable.

3. UNE STRATEGIE INTELLIGENTE FONDÉE SUR L'EXPÉRIENCE ACTUELLE

Troisièmement, l'intérêt de ce rapport est de fournir un chemin clair vers la mise en œuvre. L'une des principales contraintes à la mise en œuvre de ces solutions est l'absence d'approches harmonisées des BMD par rappoart à leur appétence pour le risque. Les modèles internes d'évaluation des risques des BMD ont tendance à être conservateurs et à ignorer le capital appelable dans leurs décisions financières. En outre, les trois principales agences de notation appliquent des méthodologies différentes, ce qui signifie que pour conserver leur notation AAA, les BMD doivent satisfaire à l'approche la plus conservatrice.

Le rapport fournit des propositions pour parvenir à cette mobilisation et les divise en deux catégories :

Permettre aux BMD de prêter davantage en prenant mieux en compte leur modèle économique (en particulier, en accordant plus de crédit au capital appelable, en intégrant leur statut de créancier privilégié dans les évaluations internes des risques et les méthodologies des agences de notation ; et en allégeant la contrainte liée à la concentration de leur portefeuille). Cela permettrait essentiellement aux BMD de mieux tirer parti de leurs fonds propres existants.
Expérimenter des mesures d'atténuation des risques, notamment en titrisant les créances, en offrant diverses formes de capital sans droit de vote, etc. où les prêteurs privés pourraient financer directement certaines opérations, en particulier pour les prêts non souverains. Une conclusion claire du rapport est que certaines de ces expérimentations ont déjà lieu dans certaines BMD, et que le simple fait de faire le point sur les réussites et de les adapter aux BMD plus importantes pourrait permettre de gagner en marge de manœuvre.
Un domaine dans lequel le rapport ne fournit pas de conseils spécifiques est celui des modèles de liquidité et de financement. Il est bien connu que les BMD sont tenues de détenir de grandes quantités d'actifs liquides : en moyenne, pour trois dollars prêtés aux pays en développement, un dollar est conservé dans un actif ultra-liquide noté AA. Cela est dû au fait que, contrairement aux banques commerciales traditionnelles, les BMD n'ont pas accès à une garantie de liquidité. Elles doivent donc conserver suffisamment d'actifs liquides pour faire face à leurs obligations à court terme, souvent définies comme des dettes arrivant à échéance dans les 12 prochains mois, plus les décaissements engagés pour l'année suivante.

Le rapport n'approfondit pas ce sujet, mais les mêmes critiques adressées à la pondération des risques des actifs pourraient être reproduites pour l'approche de la liquidité. Les évaluations des agences de notation ne sont pas cohérentes, ce qui conduit à un alignement sur les plus conservatrices, surtout si l'on considère que les BMD sont souvent plus conservatrices que ce que leurs propres directives impliqueraient. Trouver des moyens de fournir une garantie de liquidité, par exemple par la mise en commun d'une ligne de crédit, compléterait les efforts sur l'adéquation des fonds propres : pour une augmentation de 100 milliards de dollars du bilan, la BIRD conserve 30 milliards de dollars d'actifs "certains" sans rapport avec le développement, tandis que la BEI, grâce à sa garantie de la BCE, ne conserve que 20 milliards de dollars.

4. UN EFFET DE LEVIER PLUS IMPORTANT IMPLIQUERA PROBABLEMENT DES ÉVOLUTIONS OPÉRATIONNELLES DRASTIQUES

Le rapport se concentre à juste titre sur la question de l'adéquation des fonds propres - mais les implications d'un tel changement radical sont beaucoup plus larges. Si les BMD augmentent leur taille tout en conservant leur notation AAA, elles devront compenser en réduisant les risques du côté des actifs. Par conséquent, cela impose probablement de se concentrer sur les pays dont la notation est relativement élevée, c'est-à-dire un sous-ensemble de pays à revenu intermédiaire qui n'ont pas de problèmes majeurs de viabilité de la dette. Les pays à faible revenu continueront à s'appuyer sur des subventions et des prêts concessionnels, qui permettent un effet de levier moindre, même avec une nouvelle approche de l'adéquation des fonds propres.

Est-ce faisable dans un contexte de risque élevé pour la dette souveraine ? En plus d'augmenter le niveau de leurs prêts, les BMD devraient probablement modifier la composition de leurs portefeuilles. Alors que les années 1990 et 2000 ont été marquées par une augmentation générale du PIB par habitant des clients des BMD, la tendance s'est arrêtée et inversée dans de nombreux cas. Les explications sont multiples : croissance molle dans les pays à revenu intermédiaire comme le Brésil et le Mexique, mais aussi une question de stratégie pour se concentrer sur les pays ayant moins accès au marché, pour la BIRD par exemple. En conséquence, la plupart des BMD prêtent à des pays qui sont en moyenne plus pauvres qu'en 2010.

Une telle évolution devrait être inversée, et les opérations pourraient être réorientées vers les pays à revenu intermédiaire supérieur, en mettant l'accent sur l'atténuation des effets du changement climatique et, plus généralement, sur l'agenda des biens publics mondiaux. Dans une chronique récente, Rabah Arezki et Philippe Le Houerou ont proposé une telle évolution, qui pourrait s'accompagner d'un renforcement de l'effet de levier des BMD. Il s'agit d'un domaine où les besoins d'investissement sont importants, ce qui est logique, mais qui nécessitera également des changements organisationnels bien au-delà des finances, et l'adaptation des niveaux opérationnels dans l'ensemble des organisations.

En même temps, cette réforme améliorera les profils de durabilité pour les pays en développement. Le remplacement du financement des BMD par des prêts privés améliorera le profil d'endettement des pays emprunteurs, en abaissant les taux d'intérêt, qui passent de 7-10 % actuellement pour la plupart des marchés émergents à 3-5 % pour les prêts non concessionnels.

En ce qui concerne les pays, une dette plus élevée envers les BMD se traduira également par une diminution des emprunts privés : Les BMD ont tendance à fixer des limites d'emprunts non concessionnels, qui seraient plus susceptibles d'être contraignantes si leurs propres prêts devaient augmenter de manière significative. En plus de revenir aux pays relativement plus riches, les branches du secteur privé des BMD sont susceptibles d'être celles qui profiteront le plus de l'effet de levier des bilans.

 

REMARQUES FINALES

Les prochaines étapes d'une éventuelle mise en œuvre des recommandations feront l'objet d'une grande attention. L'agence de notation Fitch a déjà exprimé ses réserves quant à l'éventualité d'un déclassement si les BMD devaient augmenter de manière significative leurs ratios de prêt. Des réformes ambitieuses nécessiteront de nombreuses concertations entre les actionnaires, les BMD elles-mêmes, les marchés et les agences de notation.

Les BMD ont joué un rôle essentiel dans l'atténuation de l'impact de la crise du COVID-19, et leur capacité à financer la reprise face au choc actuel et aux besoins à long terme en matière de changement climatique dépend de l'optimisation de leur modèle financier.

Cette note a bénéficié des remarques et conseils de Rabah Arezki, Hamouda Chekir, Daniel Cohen et Ishac Diwan.

[1] Le rapport arrive à un total de 1,3 trillion de dollars, mais cela inclut le bilan de la Banque Européenne d'Investissement (BEI) de 552 milliards de dollars, dont la grande majorité est détenue dans l'Union Européenne ou au Royaume-Uni. Seuls 40 milliards de dollars environ sont détenus dans les pays en développement.

[2] En outre, les BMD fournissent environ 4 milliards de dollars de subventions par an, qui passeront à 8 milliards de dollars en 2020 en raison de la crise du COVID-19, principalement aux PFR.

[3] Avec une baisse en 2010-15, qui s'est inversée après 2016.

[4] Hans-Peter Lankes (2021), “Blended finance for scaling up climate and nature investments", One Planet Summit report.