La crise de la dette est en route

Publié le: 06/12/22

Par: Martin Kessler,  Charles Albinet

Dans ce document de travail, le premier du genre publié par le Lab, nous menons un exercice de projection de la dynamique de l'endettement public externe pour 113 pays en développement.

Nous nous appuyons sur les données de la Banque Mondiale relatives au service de la dette, ainsi que les projections macroéconomiques du FMI sur les déficits publics futurs et la croissance du PIB. A partir d'hypothèses simples sur les options de refinancement, nous utilisons deux scenarios principaux pour estimer les besoins de financement à venir.

Notre principal résultat est que la dette publique externe des pays en développement pourrait connaître une détérioration significative : si les conditions actuelles, soit celles en vigueur depuis Février 2022 (appréciation du dollar et taux d'intérêt élevés), venaient à persister, plus de 35 pays souffriraient d'un poids excessif du service de la dette publique externe rapporté aux revenus du gouvernement. Ce dernier dépasserait les paliers indicateurs des risques de liquidité.

Ces paliers, qui nous viennent du cadre d'Analyse de Viabilité de la Dette (AVD) du FMI et de la Banque Mondiale, reposent sur des hypothèses quelque peu arbitraires. Ils ont néanmoins leur importance propre, puisqu'ils sont utilisés pour établir les besoins de restructuration de la dette des pays quand cela est nécessaire. Ils servent également à fixer des limites à l'endettement non concessionnel.

Au delà des résultats, ce modèle est conçu comme un outil vivant, qui sera actualisé au fur et à mesure que de nouvelles données sont publiées, et qui pourra être partagé avec d'autres utilisateurs.

Il vise à offrir un panorama général de la dette publique externe des pays en développement. Il manque encore à ce stade, du fait de sa généralité, des nuances et adaptations nécessaires à chaque cas particulier. Dans les prochaines versions, nous veillerons à intégrer davantage de conditions spécifiques de chaque pays et scénarios, ainsi que la possibilité pour les utilisateurs de faire leurs propres hypothèses.

RÉSUMÉ

La dette publique externe des pays en développement est en augmentation depuis plusieurs années. Les stocks de dette gagnant en importance, le service de la dette et les risques estimés par les institutions financières internationales ont conduit à renforcer les initiatives de restructuration des dettes souveraines. L'ambition de ce projet, pour lequel ce document marque le premier d'une série, est de fournir un panorama de la situation d'endettement public des pays en développement. Nous y construisons une version simple de l'Analyse de la Viabilité de la Dette (AVD) pour 113 pays à revenus faibles et moyens. Le modèle sera actualisé régulièrement au fur et à mesure de la publication de nouvelles données, et nos résultats seront rendus publics en 2023. L'analyse sera enrichie progressivement, permettant à des analystes externes de tester leurs propres scénarios. Nous invitons également les lecteurs à nous fournir leurs commentaires et critiques.

Les principaux résultats de la présente version du modèle sont que les stocks de la dette publique externe restent relativement bas, mais que les conditions actuelles de financement des pays en développement ne sont pas soutenables. Dans l'état actuel des choses, le service de la dette atteindrait son pic maximal en 2024-25. Dans un scénario modéré, s'appuyant sur l'hypothèse que les conditions de financement en 2022-26 sont similaires à celles de 2015-19, ces tensions seraient présentes mais surmontables pour la plupart des pays. Nous calculons que le pays médian devrait allouer 10% des revenus du gouvernement au service de la dette externe, contre 8% en 2019 et 5% en 2015. Cependant, un nombre non négligeable de pays (28 environ) ont un service de la dette supérieur à 18% en 2025, ce qui représente par exemple la part des budgets éducation et santé combinés, en moyenne. Le nombre de pays pour qui cet indicateur dépasse le palier de "risque élevé" passe de 22 en 2020 à 28 en 2024.

Service de la dette publique en pourcentage des revenus du gouvernement

Debt service to revenues

Cependant, quand nous prenons en compte les taux d'intérêt élevés et l'appréciation du dollar qui ont prévalu depuis début 2022, le service de la dette augmente rapidement à des niveaux qui requièrent des besoins financiers externes importants. 35 pays seraient au-delà des paliers de "risque élevé" (contre 22 actuellement), et ce chiffre doublerait en particulier pour les pays d'Afrique Sub-Saharienne. Les pays à revenus modérés-bas sont particulièrement vulnérables, puisque une part croissante de leur financement venait de sources commerciales en 2015-19. Pour ce groupe, la part  des revenus affectés au service de la dette externe passe de 10 à 15%.

Projection du service de la dette externe publique en pourcentage des revenus du gouvernement (moyenne pondérée).

Debt service to revenues (scenario)

Sources: World Bank, IMF, Finance for Development Lab

Nombre de pays dont le service de la dette est au delà du palier de risque "élevé"

breaches_scenario

Les pays avec des problèmes de stocks d'endettement élevés et croissants ont tendance à être de petites économies à revenus intermédiaires supérieurs. Pour la plupart des pays, sous les hypothèses de croissance et de réduction des déficits telles que projetées par le FMI, le stock d'endettement décline à partir de 2020. 23 pays sont au-delà des niveaux considérés à risque, mais ce chiffre décline rapidement. Les pays avec des problèmes de stocks sont en général plus petits, avec des revenus plus élevés.

Les pays en développement parviendront-ils à traverser cette période où le service de la dette et les besoins de refinancement sont élevés? Cela dépend de l'offre de financement. Le marché obligataire a joué un rôle important entre 2010 et 2019, mais peu de pays ont réussi à revenir sur les marchés depuis début 2022. Comment les pays émergents et en développement peuvent-ils remplacer cette source importante de financement pour leurs économies? Entre 2022 et 2026, nous estimons que les besoins de financements représenteraient environ 2.5 trillions USD au total (Chine et Russie exclues, ainsi que quelques pays pour lesquels nous n'avions pas de données suffisantes), et 300 milliards USD pour les pays éligibles au Fonds Fiduciaire pour la Réduction de la Pauvreté et pour la Croissance (Fonds FRPC). Pour les pays d'Afrique Sub-Saharienne, cela représente 340 milliards USD. Ce sont des sommes importantes, qui pourraient engendrer des crises généralisées, et la réduction du coût de la dette devrait donc être une priorité importante.

L'objectif principal de cette recherche n'est pas de donner des recommandations explicites, mais nous proposons quelques conséquences des résultats précédents. Les options possibles pour les pays eux-mêmes sont limités, et incluent : une consolidation budgétaire, l'utilisation croissante des financements domestiques, le recours aux prêts concessionnels (ou aux subventions), et la restructuration de la dette externe. Chacune de ces options a des avantages et des coûts, que nous discutons en conclusion de l'article.